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04 Jan

Ca se confirme : la fin du travail est – potentiellement – imminente. Par Alain Véronèse

Publié par Alain Véronèse  - Catégories :  #Critique du travail

 

« Un travail a beau paraître inutile, on gagne au moins en le faisant, de quoi vivre ; on a un emploi, comme on dit. En un mot, l’un des credo de la morale moderne est que tout travail est bon en soi – une croyance bien pratique pour tous ceux qui vivent du travail des autres. Je conseille cependant à ces « autres » de ne pas trop s’y fier et de creuser un peu la question. »

William Morris. La civilisation du travail. 1884.

 

 

 

 

 

 

 

« Le travail (aliéné) est l’ennemi : nous ne voulons pas travailler. Mais,  à l’arrière plan, il y a une autre possibilité (potentielle, un rêve ?): s’engager dans une activité libre,  consciente, une activité vitale consciente. »

 John Holloway. Crack Capitalism. 2012.

 

Pour chapô du papier ci-dessous, plutôt que glose et paraphrase, texto : 

« La crise du travail entraîne nécessairement la crise de l’Etat et par là celle de la politique. Dès qu’est atteinte une masse critique de gens « superflus » - qui ne peuvent être nourris dans le cadre du capitalisme […], le système de protection sociale vole en éclats. […]. Plus l’Etat se rapproche de l’état d’urgence financier, plus il se réduit à son noyau répressif. […] Il ne reste aux hommes qu’à proposer humblement leurs services comme travailleurs ultra-bon marché et esclaves démocratiques. Que ce qu’ils doivent faire n’ait que très peu de sens ou même en soit totalement privé, cela n’a aucune importance, pourvu qu’ils restent totalement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon laquelle doit se dérouler leur existence. » Manifeste contre le travail. Groupe Krisis. Ed. Osez la République sociale, 2012. (ndlr : l'administrateur de ce blog préferera citer les éditions Lignes ou 10/18 pour les raisons évoquées ici)

 

« Bullshit jobs », boulots à la con (traduction libre), l’article de David Graeber a rapidement fait la tour du net (1). Son succès est dû au fait qu’il met à jour, révèle une évidence très largement occultée et dénonce le mensonge médiatisé, déconstruit le discours des « experts » et dévalorise le langage convenu (politiquement correct) d’une partie de la gauche fossilisée. Air connu, avec refrain sur la croissance, la création d’emplois, l’incontournable compétitivité...

Il faut défendre et le travail et le travailleur clament-ils en chœur… Que n’ont-ils lu Jean Baudrillard qui, iconoclaste, écrivait : «Le travail est mort. Ce qu’il en reste n’a d’autre fonction que se reproduire lui-même comme moyen d’assujettissement du travailleur.» (2).

Et, dès 1930, J.M. Keynes prévoyait (espérait ?), la semaine de 20 heures, comme le rappelle David Graeber dans son article. En 1880, le beau-fils de Karl Marx, Paul Lafargue, dans son célébrissime « Droit à la paresse », préconisait la journée de 3 heures. (Lire, plus bas, encadré : Marx contre le travail.)

Pour contrecarrer cette « fin du travail » (la forte réduction entrainerait nécessairement un changement qualitatif, existentiel de la « valeur (du) travail »,…), le capitalisme est condamné à promouvoir le travail sans fin, stratégie économique, mais surtout idéologique, culturelle. Les «boulots à la con » ont une fonction d’occupation et des personnes et des mentalités. La croissance du chômage, les impitoyables licenciements massifs semblent aller à l’encontre du maintien en activité d’une part importante de la population occupée à des simulacres productifs. Oui, il faut gérer la contradiction, le paradoxe d’apparence. David Graeber évente la ruse raisonnée :

« Plutôt que de permettre une réduction massive du temps de travail, afin de libérer la population, lui permettre de poursuivre ses propres projets […] le capitalisme qui dans certaines entreprises peut s’engager dans la réduction impitoyable des effectifs, se doit de maintenir une part importante de la population dans des boulots – économiquement inutiles – mais idéologiquement indispensables. »

L’illusion, pour être efficiente, doit également persécuter les chômeurs, les déguiser en « quémandeurs d’emplois », le système n’a plus réellement besoin d’une partie croissante de la main d’œuvre, pourtant aux chômeurs on intime l’ordre d’aller au chagrin. Le nouveau patron du Médef préconise de réintroduire la dégressivité des « allocations pour recherche d’emploi »… Un bon chômeur est un chômeur dans le grand besoin, affamé si nécessaire.

Si le pain et la pitance quotidienne deviennent juste suffisant, il faut pour consolider l’imposture, on le sait, les « jeux du cirque ».

 

Tittytainment

Terme, néologisme inventé par Zbigniew Brzezinski, influent conseiller de la tri-latérale, en 1995, au cours d’une réunion de la fondation Gorbatchev à San-Francisco. Les participants membres de la ploutocratie mondialisée, anticipant les effets des gains de productivité généralisés, diagnostiquèrent que pour l’essentiel la production pourrait être faite avec environ 20 % de la population active mondiale. (Lire encadré, Le nouvel âge de l’automatisation »). En conséquence, émerge un fort sérieux problème du maintien de l’ordre politique : comment faire pour que les 80 % de surnuméraires (misérables et affamés ?) ne se révoltent pas ?

La solution se nomme tittytainment, bricolage sémantique composé de tit, sein en argot et entairtainment, divertissement, distraction.

Depuis 1995, internet (avec Youporn en accès libre), l’usage massif, croissant des smart phones confirme et conforte les espoirs et prévisions des stratèges de la Tri-latérale.

La pacification des masses nécessite quelques investissements, les « faux frais » pour l’idéologie. L’accès à un revenu (pour consommer, entres autres marchandises, du tittytainment), ce pouvoir d’achat qui doit prendre la forme salaire est, pour au moins une fraction de la population, indispensable.

D’où, l’invention nécessaire et prévisible des « boulots à la con ». Les apparences sont sauves, le temps travaillé est celui de la domination sociale (3). Le temps libre est – potentiellement – révolutionnaire, une évidence émergente et refoulée, portant prédite par Karl Marx, et, ultérieurement, par notamment, André Gorz, (4).Il était donc urgent d’occuper la population, au boulot ou la recherche harassante d’un emploi, alors que la nécessité du travail est tendanciellement décroissante.

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Le nouvel âge de l’automatisation

« Quant à la robotisation de la production, elle pose de toute évidence l’immense problème du modèle économique à venir dans son ensemble : si les robots remplacent les emplois, qui consommera ce que produisent les robots ? Et avec quelles ressources ? IRI, séminaire 2013. Centre Beaubourg, Paris.

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Les « boulots à la con », certains ont pour objet la production et la promotion publicitaire du « tittytainment », cercle vertueux (vicieux) sont donc fort intelligemment pensés (pesés et mesurés…):

« Du gâchis dans le capitalisme. C’est comme si quelqu’un inventait des emplois inutiles juste pour nous tenir tous occupés. » Poursuit, David Graeber qui, fort bien perçoit et dénonce la « nécessité » de cette occupation. Peu visibles, en tenue de camouflage par prudence, nombreux sont ceux qui par nécessité et/ou par choix pratiquent l’exode hors la société du travail-emploi.

 

Vivre sa vie sans attendre le Grand Soir

Nombre de ruptures qui augurent d’une vie vécue pour soi, en autoproduction de soi même, selon l’expression bien sentie d’André Gorz, ces ruptures, exodes ont lieu dans les interstices de la société de la sujétion salariale. Parcours de vies, discours hétérodoxes inaudibles par la gauche et l’extrême gauche encore sacrifiant au fétichisme de la « valeur travail »…

Pourtant : « La validité d’une rupture ne dépend pas du futur, mais de son appartenance à un mouvement qui peut transformer sa signification. »(5) écrit John Holloway dans un livre qui mérite une lecture attentive de la gauche encore « travailliste ». (6). Le même auteur dans une approche poétique de l’économie politique dans l’édition française de « Brisons le capitalisme », (traduction libre), commence par la reproduction d’un poème de Charles Baudelaire : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle… », ainsi avec le spleen, il observe l’allégresse des désertions minuscules qui sont cheminements vers de nouveaux horizons : «Je refuse d’aller au travail et, au lieu de cela, je m’assois dans un parc pour lire un livre : c’est un plaisir qui ne requiert aucune justification, mais si tout le monde décide de faire la même chose le capitalisme s’effondrera. » (7).

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La croissance de … l’insignifiance

"Compte tenu de la crise écologique, de l’extrême inégalité de la répartition des richesses […], de la quasi impossibilité du système de continuer sa course présente, ce qui est requis c’est une nouvelle création imaginaire. […] Nous devrions vouloir une société dans laquelle, les valeurs économiques ont cessé d’être centrales (ou uniques). Cela n’est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l’environnement terrestre, mais aussi surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains."Cornélius Castoriadis. La montée de l’insignifiance, éd. du seuil, 1970.

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Dans une attitude qui conjugue ensemble la volonté et la sérendipité, i.e. exploration aventureuse d’un nouvel itinéraire, d’aucuns sans attendre le Grand Soir, choisissent de ne pas se résigner aux petits matins lamentables…

Cette résistance créative, suppose, dirons les réalistes, un minimum de ressources économiques. Evidence. Ressassée par tous ceux qui – même à gauche – organisent la soumission à la réalité, ce qui les contraints à refuser l’instauration du « revenu de base » (8), inconditionnel et à accepter, précautionneux comptables de « la valeur travail », la création d’emplois, de « boulots à la con », c’est mieux que rien et… ça augure du pire, tant du point de vue de l’écologie politique que de l’écologie mentale.

Sans attendre la permission d’un parti, passant outre les consignes des bureaucraties syndicales, partons en promenade « avec cette jeune fille qui, au lieu d’aller travailler, s’assoit dans un parc pour lire un livre, simplement pour le plaisir qu’il lui procure. »(9). Récupération légitime de la valeur d’usage du temps (de la vie) qui s’oppose radicalement (à la racine) à la valeur d’échange de la force de travail en régime salarial.

Même le chômage peut être créateur (Ivan Illich) et, présenté avec ses aspects positifs par John Holloway : « L’avantage d’être sans emploi, c’est de pouvoir disposer de son temps » (10). Les « boulots à la con », comme les contrôles et les répressions subits par les chômeurs ont pour fonction principale de polluer et pourrir les promenades hors les sentiers piégés de la « valeur travail »…

Le capital ne peut exister qu’en consolidant la subordination du travail (des travailleurs), nombre d’emplois ne sont que des leurres, mystifications, avatars de l’adoration du fétichisme du travail. L’insubordination du travail fragilise l’idéologie capitaliste, spécialement en période de crise. En contradiction immédiate avec la gauche archaïque, il est nécessaire et urgent d’aller au-delà des forces (déclinantes) et des formes (dépassées) du militantisme classique et de s’interroger sur la force et la créativité politique de tous ceux qui refusent de se subordonner, qui s’oppose à être transformés en machines capitalistes. D’où, l’intérêt soutenu que porte John Holloway à toutes celles et ceux qui ouvrent des brèches dans l’édifice économique et idéologique du capitalisme. « Changer le monde sans prendre le pouvoir », en refusant de fabriquer le capitalisme… Résistance encore peu visible, inaudible, inorganisée, mais sourdement active.

Rencontre avec un universel singulier.

 

L’1consolable, chômeur décomplexé

Rappeur, traceur, on peut visiter ses créations sur internet (11). Sans détours, il assume son objection au travail (emploi-salariat) : « Je ne me suis jamais vraiment réjoui à l’idée d’être prisonnier […], je refuse plus de 4O ans de service de travail obligatoire.» Sans attendre, les lendemains qui chantent, il pose une revendication immédiate, légitime : «Ne pas perdre ma vie à la gagner. […] Lorsque je travaillais à la chaine dans les usines dans la région de Limoges, les patrons s’affranchissaient du code du travail. De plus, l’obligation de dire « bonjour Monsieur », lorsqu’il venait [le patron] à l’occasion parcourir les ateliers de l’usine. Dans ce cas, le travail n’est que souffrance et on ne tire rien de la souffrance… » Dans un autre boulot-tripalium, c’est le produit lui-même qui est jugé absurde : des présentoirs en carton pour le « merchandising » de produits cosmétiques. C’est bien les valeurs travail (économique et éthique) qui sont questionnées par l’1consolable. Par contraste, les discours syndicaux orthodoxes (conforme à la doxa…), comme ceux de la gauche libérale et de l’extrême gauche sont bien insuffisants…

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Marx contre le travail

« En prenant pour mot d’ordre l’affranchissement du travail, la sortie de l’exploitation, les marxistes traditionnels ont négligé le fait que Marx mène une critique non seulement de l’exploitation capitaliste, mais également du travail lui-même, tel qu’il existe dans la société capitaliste. Dès lors, il s’agit, non pas de remettre au centre le travail, mais au contraire de critiquer la place centrale prise par le travail dans ce système, où il régit l’ensemble des rapports sociaux. C’est là l’objet de la relecture de Marx opérée par Moshe Postone dans « Temps, travail et domination sociale. »Anselm Jappe., dans La revue des livres (RdL), sept. 2009.

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Ce que l’artiste rétif fait valoir, c’est le droit de vivre, ici, maintenant. Universel singulier, il illustre le destin contrarié de milliers d’individus, qui sur les marges, de plus en plus étroites, essaie de changer leur monde, en ressaisissant le pouvoir sur leur vie.

« Mon temps est trop précieux. Je n’ai jamais été aussi actif que depuis que je ne fais plus parti de « la population active. Le temps libéré par la désertion de la société du travail, ouvre d’infinis possibles

En cumulant ( ?!), Rsa et compléments tirés de ses créations, par nécessité il est conduit à s’interroger sur une partie de se consommation, qui le rapproche de la simplicité volontaire. « Je me suis débarrassé de pas mal de choses dont je croyais avoir grand besoin… Voiture… Ecran plat… Je n’ai pas perdu au change, j’ai en revanche beaucoup gagné : du temps, du plaisir, du sens, une meilleure santé, des relations sociales plus nombreuses et plus riches, bref j’ai gagné beaucoup de joie. »

 

La vraie vie, vécue pour soi, l’autonomie existentielle, l’itinéraire réellement anti-capitaliste sur lequel chemine l’1consolable est celui d’un universel singulier, i .e. illustration, personnification de la résistance créative de tous ceux, nombreux, encore politiquement peu visibles (lisibles ?) qui ont choisis d’être inadéquats. Que pouvons-nous, faire ?

« Etre inadéquats : que pouvons-nous faire pour changer le monde ? La réponse est-elle s’asseoir dans un parc, ou de rejoindre la chorale locale, ou d’aller faire une randonnée en montagne ? Non. La réponse est plutôt : la révolte de toutes les façons qui nous soient possibles, mais ce qui importe le plus, ce n’est pas le cri des « révolutionnaires » haïssant le capitalisme, mais les façons dont nous essayons dans nos pratiques quotidiennes d’être inadéquats à la succion cohésive de l’activité capitaliste. » […] Brisons les règles. Beaucoup, beaucoup de gens consacrent leurs vies à briser les règles, à essayer de vivre d’une façon qui ne s’adapte pas aux critères des relations sociales capitalistes. Contre et au-delà, les brèches sont des in-adaptations, des « défaire. Etre in-adapté est une part essentielle de l’expérience quotidienne. » (12).

Pour dernière citation, la conclusion du Manifeste cité dans le chapô : « Au-delà du travail, nous avons un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, finissez-en ! » [Avec le travail…].

 

Alain Véronèse.

Décembre 2013.

 

Notes:

1 – David Graeber, réputé théoricien anarchiste est également l’auteur de Dette, 5 000 ans d’histoire, éd. Les liens qui libèrent, 2013.

2 – L’échange symbolique et la mort, 1976.

3 – Temps, travail et domination sociale. Moishe Postone, éd. Mille et une nuits, 2003. Le titre est explicite : le vol de temps par le surtravail en régime capitaliste.

4 – Voir Adieux au prolétariat, éd. Galilée, 1980.

5 – Crack capitalism, John Holloway, éd. Libertalia, 2012, p. 134.

6 – La civilisation du travail, William Morris, éd. Le passager clandestin, 2013. Le texte cité en exergue est tiré de « Travail utile et vaine besogne », p. 29/61, une conférence de 1884. Présentation de Anselm Jappe, théoricien de la « nouvelle critique de la valeur ».

7 – J. Holloway, op. cité, p. 137.

8 – Sur internet : “Revenu de base”, on y trouve une traduction correcte de Bullshits jobs 9 – Changer le monde, sans prendre le pouvoir, John Holloway, éd. Syllepse, 2007, p. 243.

10 – ibid, p. 245.

11 – Les propos rapportés sont tirés du Monde libertaire, hors-série, n° 51, sept., oct. 2013. Le travail, pour quoi faire ? 12 – Crack capitalism, p. 136.

« Un travail a beau paraître inutile, on gagne au moins en le faisant, de quoi vivre ; on a un emploi, comme on dit. En un mot, l’un des credo de la morale moderne est que tout travail est bon en soi – une croyance bien pratique pour tous ceux qui vivent du travail des autres. Je conseille cependant à ces « autres » de ne pas trop s’y fier et de creuser un peu la question. »

William Morris. La civilisation du travail. 1884.

 

« Le travail (aliéné) est l’ennemi : nous ne voulons pas travailler. Mais, à l’arrière plan, il y a une autre possibilité (potentielle, un rêve ?): s’engager dans une activité libre, consciente, une activité vitale consciente. »

John Holloway. Crack Capitalism. 2012.

 

Pour chapô du papier ci-dessous, plutôt que glose et paraphrase, texto : 

« La crise du travail entraîne nécessairement la crise de l’Etat et par là celle de la politique. Dès qu’est atteinte une masse critique de gens « superflus » - qui ne peuvent être nourris dans le cadre du capitalisme […], le système de protection sociale vole en éclats. […]. Plus l’Etat se rapproche de l’état d’urgence financier, plus il se réduit à son noyau répressif. […] Il ne reste aux hommes qu’à proposer humblement leurs services comme travailleurs ultra-bon marché et esclaves démocratiques. Que ce qu’ils doivent faire n’ait que très peu de sens ou même en soit totalement privé, cela n’a aucune importance, pourvu qu’ils restent totalement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon laquelle doit se dérouler leur existence. » Manifeste contre le travail. Groupe Krisis. Ed. Osez la République sociale, 2012.

 

« Bullshit jobs », boulots à la con (traduction libre), l’article de David Graeber a rapidement fait la tour du net. (1). Son succès est dû au fait qu’il met à jour, révèle une évidence très largement occultée et dénonce le mensonge médiatisé, déconstruit le discours des « experts » et dévalorise le langage convenu (politiquement correct) d’une partie de la gauche fossilisée. Air connu, avec refrain sur la croissance, la création d’emplois, l’incontournable compétitivité…

Il faut défendre et le travail et le travailleur clament-ils en chœur… Que n’ont-ils lu Jean Baudrillard qui, iconoclaste, écrivait : «Le travail est mort. Ce qu’il en reste n’a d’autre fonction que se reproduire lui-même comme moyen d’assujettissement du travailleur.» (2).

Et, dès 1930, J.M. Keynes prévoyait (espérait ?), la semaine de 20 heures, comme le rappelle David Graeber dans son article. En 1880, le beau-fils de Karl Marx, Paul Lafargue, dans son célébrissime « Droit à la paresse », préconisait la journée de 3 heures. (Lire, plus bas, encadré : Marx contre le travail.)

Pour contrecarrer cette « fin du travail » (la forte réduction entrainerait nécessairement un changement qualitatif, existentiel de la « valeur (du) travail »,…), le capitalisme est condamné à promouvoir le travail sans fin, stratégie économique, mais surtout idéologique, culturelle. Les «boulots à la con » ont une fonction d’occupation et des personnes et des mentalités. La croissance du chômage, les impitoyables licenciements massifs semblent aller à l’encontre du maintien en activité d’une part importante de la population occupée à des simulacres productifs. Oui, il faut gérer la contradiction, le paradoxe d’apparence. David Graeber évente la ruse raisonnée :

« Plutôt que de permettre une réduction massive du temps de travail, afin de libérer la population, lui permettre de poursuivre ses propres projets […] le capitalisme qui dans certaines entreprises peut s’engager dans la réduction impitoyable des effectifs, se doit de maintenir une part importante de la population dans des boulots – économiquement inutiles – mais idéologiquement indispensables. »

L’illusion, pour être efficiente, doit également persécuter les chômeurs, les déguiser en « quémandeurs d’emplois », le système n’a plus réellement besoin d’une partie croissante de la main d’œuvre, pourtant aux chômeurs on intime l’ordre d’aller au chagrin. Le nouveau patron du Médef préconise de réintroduire la dégressivité des « allocations pour recherche d’emploi »… Un bon chômeur est un chômeur dans le grand besoin, affamé si nécessaire.

Si le pain et la pitance quotidienne deviennent juste suffisant, il faut pour consolider l’imposture, on le sait, les « jeux du cirque ».

 

Tittytainment

Terme, néologisme inventé par Zbigniew Brzezinski, influent conseiller de la tri-latérale, en 1995, au cours d’une réunion de la fondation Gorbatchev à San-Francisco. Les participants membres de la ploutocratie mondialisée, anticipant les effets des gains de productivité généralisés, diagnostiquèrent que pour l’essentiel la production pourrait être faite avec environ 20 % de la population active mondiale. (Lire encadré, Le nouvel âge de l’automatisation »). En conséquence, émerge un fort sérieux problème du maintien de l’ordre politique : comment faire pour que les 80 % de surnuméraires (misérables et affamés ?) ne se révoltent pas ?

La solution se nomme tittytainment, bricolage sémantique composé de tit, sein en argot et entairtainment, divertissement, distraction.

Depuis 1995, internet (avec Youporn en accès libre), l’usage massif, croissant des smart phones confirme et conforte les espoirs et prévisions des stratèges de la Tri-latérale.

La pacification des masses nécessite quelques investissements, les « faux frais » pour l’idéologie. L’accès à un revenu (pour consommer, entres autres marchandises, du tittytainment), ce pouvoir d’achat qui doit prendre la forme salaire est, pour au moins une fraction de la population, indispensable.

D’où, l’invention nécessaire et prévisible des « boulots à la con ». Les apparences sont sauves, le temps travaillé est celui de la domination sociale (3). Le temps libre est – potentiellement – révolutionnaire, une évidence émergente et refoulée, portant prédite par Karl Marx, et, ultérieurement, par notamment, André Gorz, (4).Il était donc urgent d’occuper la population, au boulot ou la recherche harassante d’un emploi, alors que la nécessité du travail est tendanciellement décroissante.

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Le nouvel âge de l’automatisation

« Quant à la robotisation de la production, elle pose de toute évidence l’immense problème du modèle économique à venir dans son ensemble : si les robots remplacent les emplois, qui consommera ce que produisant les robots ? Et avec quelles ressources ? 

IRI, séminaire 2013. Centre Beaubourg, Paris.

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Les « boulots à la con », certains ont pour objet la production et la promotion publicitaire du « tittytainment », cercle vertueux (vicieux) sont donc fort intelligemment pensés (pesés et mesurés…):

« Du gâchis dans le capitalisme. C’est comme si quelqu’un inventait des emplois inutiles juste pour nous tenir tous occupés. » Poursuit, David Graeber qui, fort bien perçoit et dénonce la « nécessité » de cette occupation. Peu visibles, en tenue de camouflage par prudence, nombreux sont ceux qui par nécessité et/ou par choix pratiquent l’exode hors la société du travail-emploi.

Vivre sa vie sans attendre le Grand Soir

Nombre de ruptures qui augurent d’une vie vécue pour soi, en autoproduction de soi même, selon l’expression bien sentie d’André Gorz, ces ruptures, exodes ont lieu dans les interstices de la société de la sujétion salariale. Parcours de vies, discours hétérodoxes inaudibles par la gauche et l’extrême gauche encore sacrifiant au fétichisme de la « valeur travail »…

Pourtant : « La validité d’une rupture ne dépend pas du futur, mais de son appartenance à un mouvement qui peut transformer sa signification. »(5) écrit John Holloway dans un livre qui mérite une lecture attentive de ra la gauche encore « travailliste ». (6). Le même auteur dans une approche poétique de l’économie politique.

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« Brisons le capitalisme », (traduction libre), dans l’édition française commence par la reproduction d’un poème de Charles Baudelaire, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle… », ainsi avec le spleen, il observe l’allégresse des désertions minuscules qui sont cheminements vers de nouveaux horizons : «Je refuse d’aller au travail et, au lieu de cela, je m’assois dans un parc pour lire un livre : c’est un plaisir qui ne requiert aucune justification, mais si tout le monde décide de faire la même chose le capitalisme s’effondrera. » (7).

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La croissance de … l’insignifiance

"Compte tenu de la crise écologique, de l’extrême inégalité de la répartition des richesses […], de la quasi impossibilité du système de continuer sa course présente, ce qui est requis c’est une nouvelle création imaginaire. […] Nous devrions vouloir une société dans laquelle, les valeurs économiques ont cessé d’être centrales (ou uniques). Cela n’est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive de l’environnement terrestre, mais aussi surtout pour sortir de la misère psychique et morale des humains contemporains."

Cornélius Castoriadis. La montée de l’insignifiance, éd. du seuil, 1970.

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Dans une attitude qui conjugue ensemble la volonté et la sérendipité, i.e. exploration aventureuse d’un nouvel itinéraire, d’aucuns sans attendre le Grand Soir, choisissent de ne pas se résigner aux petits matins lamentables…

Cette résistance créative, suppose, dirons les réalistes, un minimum de ressources économiques. Evidence. Ressassée par tous ceux qui – même à gauche – organisent la soumission à la réalité, ce qui les contraints à refuser l’instauration du « revenu de base » (8), inconditionnel et à accepter, précautionneux comptables de « la valeur travail », la création d’emplois, de « boulots à la con », c’est mieux que rien et… ça augure du pire, tant du point de vue de l’écologie politique que de l’écologie mentale.

Sans attendre la permission d’un parti, passant outre les consignes des bureaucraties syndicales, partons en promenade « avec cette jeune fille qui, au lieu d’aller travailler, s’assoit dans un parc pour lire un livre, simplement pour le plaisir qu’il lui procure. »(9). Récupération légitime de la valeur d’usage du temps (de la vie) qui s’oppose radicalement (à la racine) à la valeur d’échange de la force de travail en régime salarial.

Même le chômage peut être créateur (Ivan Illich) et, présenté avec ses aspects positifs par John Holloway : « L’avantage d’être sans emploi, c’est de pouvoir disposer de son temps » (10). Les « boulots à la con », comme les contrôles et les répressions subits par les chômeurs ont pour fonction principale de polluer et pourrir les promenades hors les sentiers piégés de la « valeur travail »…

Le capital ne peut exister qu’en consolidant la subordination du travail (des travailleurs), nombre d’emplois ne sont que des leurres, mystifications, avatars de l’adoration du fétichisme du travail. L’insubordination du travail fragilise l’idéologie capitaliste, spécialement en période de crise. En contradiction immédiate avec la gauche archaïque, il est nécessaire et urgent d’aller au-delà des forces (déclinantes) et des formes (dépassées) du militantisme classique et de s’interroger sur la force et la créativité politique de tous ceux qui refusent de se subordonner, qui s’oppose à être transformés en machines capitalistes. D’où, l’intérêt soutenu que porte John Holloway à toutes celles et ceux qui ouvrent des brèches dans l’édifice économique et idéologique du capitalisme. « Changer le monde sans prendre le pouvoir », en refusant de fabriquer le capitalisme… Résistance encore peu visible, inaudible, inorganisée, mais sourdement active.

Rencontre avec un universel singulier.

L’1consolable, chômeur décomplexé

Rappeur, traceur, on peut visiter ses créations sur internet (11). Sans détours, il assume son objection au travail (emploi-salariat) : «Je ne me suis jamais vraiment réjoui à l’idée d’être prisonnier […], je refuse plus de 4O ans de service de travail obligatoire.» Sans attendre, les lendemains qui chantent, il pose une revendication immédiate, légitime : « Ne pas perdre ma vie à la gagner. […] Lorsque je travaillais à la chaine dans les usines dans la région de Limoges, les patrons s’affranchissaient du code du travail. De plus, l’obligation de dire « bonjour Monsieur », lorsqu’il venait [le patron] à l’occasion parcourir les ateliers de l’usine. Dans ce cas, le travail n’est que souffrance et on ne tire rien de la souffrance… » Dans un autre boulot-tripalium, c’est le produit lui-même qui est jugé absurde : des présentoirs en carton pour le « merchandising » de produits cosmétiques. C’est bien les valeurs travail (économique et éthique) qui sont questionnées par l’1consolable. Par contraste, les discours syndicaux

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orthodoxes (conforme à la doxa…), comme ceux de la gauche libérale et de l’extrême gauche sont bien insuffisants…

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Marx contre le travail

« En prenant pour mot d’ordre l’affranchissement du travail, la sortie de l’exploitation, les marxistes traditionnels ont négligé le fait que Marx mène une critique non seulement de l’exploitation capitaliste, mais également du travail lui-même, tel qu’il existe dans la société capitaliste. Dès lors, il s’agit, non pas de remettre au centre le travail, mais au contraire de critiquer la place centrale prise par le travail dans ce système, où il régit l’ensemble des rapports sociaux. C’est là l’objet de la relecture de Marx opérée par Moshe Postone dans « Temps, travail et domination sociale. »

Anselm Jappe., dans La revue des livres (RdL), sept. 2009.

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Ce que l’artiste rétif fait valoir, c’est le droit de vivre, ici, maintenant. Universel singulier, il illustre le destin contrarié de milliers d’individus, qui sur les marges, de plus en plus étroites, essaie de changer leur monde, en ressaisissant le pouvoir sur leur vie.

« Mon temps est trop précieux. Je n’ai jamais été aussi actif que depuis que je ne fais plus parti de « la population active. Le temps libéré par la désertion de la société du travail, ouvre d’infinis possibles.»

En cumulant ( ?!), Rsa et compléments tirés de ses créations, par nécessité il est conduit à s’interroger sur une partie de se consommation, qui le rapproche de la simplicité volontaire. « Je me suis débarrassé de pas mal de choses dont je croyais avoir grand besoin… Voiture… Ecran plat… Je n’ai pas perdu au change, j’ai en revanche beaucoup gagné : du temps, du plaisir, du sens, une meilleure santé, des relations sociales plus nombreuses et plus riches, bref j’ai gagné beaucoup de joie. »

La vraie vie, vécue pour soi, l’autonomie existentielle, l’itinéraire réellement anti-capitaliste sur lequel chemine l’1consolable est celui d’un universel singulier, i .e. illustration, personnification de la résistance créative de tous ceux, nombreux, encore politiquement peu visibles (lisibles ?) qui ont choisis d’être inadéquats. Que pouvons-nous, faire ?

« Etre inadéquats : que pouvons-nous faire pour changer le monde ? La réponse est-elle s’asseoir dans un parc, ou de rejoindre la chorale locale, ou d’aller faire une randonnée en montagne ? Non. La réponse est plutôt : la révolte de toutes les façons qui nous soient possibles, mais ce qui importe le plus, ce n’est pas le cri des « révolutionnaires » haïssant le capitalisme, mais les façons dont nous essayons dans nos pratiques quotidiennes d’être inadéquats à la succion cohésive de l’activité capitaliste. » […] Brisons les règles. Beaucoup, beaucoup de gens consacrent leurs vies à briser les règles, à essayer de vivre d’une façon qui ne s’adapte pas aux critères des relations sociales capitalistes. Contre et au-delà, les brèches sont des in-adaptations, des « défaire. Etre in-adapté est une part essentielle de l’expérience quotidienne. » (12).

Pour dernière citation, la conclusion du Manifeste cité dans le chapô : « Au-delà du travail, nous avons un monde à gagner. Prolétaires de tous les pays, finissez-en ! » [Avec le travail…].

Alain Véronèse.

Décembre 2013.

Notes:

  • 1 – David Graeber, réputé théoricien anarchiste est également l’auteur de Dette, 5 000 ans d’histoire, éd. Les liens qui libèrent, 2013.

  • 2 – L’échange symbolique et la mort, 1976.

  • 3 – Temps, travail et domination sociale. Moishe Postone, éd. Mille et une nuits, 2003. Le titre est explicite : le vol de temps par le surtravail en régime capitaliste.

  • 4 – Voir Adieux au prolétariat, éd. Galilée, 1980.

  • 5 – Crack capitalism, John Holloway, éd. Libertalia, 2012, p. 134.

  • 6 – La civilisation du travail, William Morris, éd. Le passager clandestin, 2013. Le texte cité en exergue est tiré de « Travail utile et vaine besogne », p. 29/61, une conférence de 1884. Présentation de Anselm Jappe, théoricien de la « nouvelle critique de la valeur ».

  • 7 – J. Holloway, op. cité, p. 137.

  • 8 – Sur internet : “Revenu de base”, on y trouve une traduction correcte de Bullshits jobs 9 – Changer le monde, sans prendre le pouvoir, John Holloway, éd. Syllepse, 2007, p. 243.

  • 10 – ibid, p. 245.

  • 11 – Les propos rapportés sont tirés du Monde libertaire, hors-série, n° 51, sept., oct. 2013. Le travail, pour quoi faire ? 12 – Crack capitalism, p. 136.

Ca se confirme : la fin du travail est – potentiellement – imminente. Par Alain Véronèse
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